Axel [1], 10 ans, vient me voir pour un « test de précocité », demandé par sa maman avec laquelle j’ai eu un bref échange téléphonique. Elle écarte ma proposition de faire un bilan complet qui permettrait d’investiguer le fonctionnement psychique de son enfant, car elle ne cherche qu’à confirmer la précocité intellectuelle de son fils. Effectivement, Axel présente nombre des caractéristiques d’un « enfant précoce » largement disséminées par les médias : il est curieux et s’intéresse à beaucoup de choses mais s’ennuie à l’école, il se sent différent des autres et souffre de solitude, il est très sensible et présente une faible tolérance à la frustration. En écoutant une émission radio avec la participation d’une psychologue-vedette, spécialiste des enfants surdoués, la mère d’Axel ressent un « déclic » et décide de demander un test. L’institutrice d’Axel soutient cette démarche. D’après elle, Axel est un élève qui semble « mal dans sa peau », empêché dans son fonctionnement et souffrant de sa différence.
Axel lui-même est bien conscient de l’enjeu du test et se montre très nerveux : tendu, joues rouges, voix tremblante. C’est probablement cette nervosité qui l’amène à une confusion et il se définit comme « enfant prétexte ». Très enthousiaste au début de chaque épreuve lorsqu’il s’agit de tâches très simples, il se crispe dès que les items deviennent plus difficiles. Il vit très mal l’échec, se plaint de fatigue et de douleurs somatiques et attend avec désespoir la fin de la passation. Ses résultats au test correspondent globalement à la moyenne de son groupe d’âge. Par ailleurs, au détour de notre conversation Axel me fait part de sa tristesse en rapport avec la séparation récente des parents et le conflit qui l’oppose à son grand frère. La restitution des résultats du bilan provoque un effondrement émotionnel de la mère.
La demande pour un test de « précocité » augmente en même temps que le discours médiatique se propage, en reprenant souvent les mêmes postulats qui, à force de répétition, prennent la valeur d’une « vérité ». Ainsi, un enfant « surdoué » ou HP (pour « haut potentiel ») ou HPI (pour « haut potentiel intellectuel ») serait nécessairement hypersensible, mal dans sa peau, peu adapté à l’école et en souffrance dans la relation. Incompris et rejeté, marqué à tout jamais par sa « différence », il risquerait de devenir un adulte malheureux dans sa vie tant professionnelle que personnelle. Les signes de ce « mauvais sort » sont si nombreux que tout y passe : curiosité, nervosité, sentiment aigu d’injustice, difficultés adaptatives et – le comble – échec scolaire.
La définition du « haut potentiel » subit une extension qui rend le phénomène encore moins bien saisissable. Si le critère diagnostique semble limpide voire trivial (car, en fin de compte, le phénomène de « douance » ne peut être établi que par un test d’intelligence) – le QI qui dépasse la limite de la zone normale soit la valeur de 130 – certains spécialistes parlent d’une « douance non homogène » dès qu’au moins un indice de l’échelle se trouve au-dessus de cette valeur. Certains autres attribuent généreusement le titre HP à ceux à qui ne manquent que quelques points pour atteindre le Graal de 130. Effectivement, aucune différence qualitative ne sépare les valeurs de 129 de 130, ni 128 de 129, ce qui permet de bouger aisément la barre selon le feeling du testeur. Enfin, il y a ceux (souvent les mêmes !) qui affirment que le QI élevé ne garantit pas la « précocité » car un enfant précoce possède nécessairement une personnalité particulière et qu’il existe donc des enfants qui, même s’ils obtiennent des résultats très élevés au test, ne peuvent être considérés comme HP et sont donc « ordinaires » ou encore, en utilisant une terminologie en vogue, « neurotypiques ».
L’offre suit la demande et voilà que des écoles spécialisées prolifèrent pour le bonheur des parents blessés par un manque de compréhension envers les « besoins spécifiques » de leur enfant « dépisté » comme HP, à condition tout de même de disposer d’une aisance matérielle non négligeable. Dans la cour de la récréation les enfants comparent leurs QI, chacun voulant en avoir un plus élevé que celui de son camarade. L’Education nationale, avec son retard bureaucratique habituel, commence à bouger maladroitement et péniblement pour faire face au « problème ». Les enseignants sont priés de faire preuve de vigilance et de signifier aux parents leurs « soupçons » d’un HP devant les enfants en souffrance dans les apprentissages ou par rapport à l’intégration en groupe.
Le monde professionnel s’emballe et les publications pullulent. Tout comme sur de nombreux autres sujets, le discours « neuro » prend largement le dessus sur les adeptes de l’approche psychanalytique accusée d’un manque de fondement « scientifique ». Et qui dit « science » dit « cerveau ». On explique la grande intelligence par des particularités du fonctionnement cérébral en citant en abondance le « cerveau droit », la « pensée en arborescence » et même des capacités sensorielles hors du commun comme une vision périphérique qui serait plus large chez les HP que chez les « non-surdoués ». Les enfants « précoces » rentrent ainsi dans le groupe de « neuro-atypiques », souvent autodéterminé par un sentiment d’être différent des autres.
Le peu de rigueur de cette approche prétendument « scientifique » est souvent frappant, surtout lorsque ce discours est tenu par des professionnels de haut niveau. Lors d’une récente intervention, un neurologue éminent auteur de nombreuses publications sur les troubles « dys », se basant sur des données cliniques et avec quelques clichés d’IRM à l’appui, partageait avec l’auditoire sa conviction d’une corrélation existante entre le HP et un trouble « dys ». D’après lui, le HP est présent chez 8-10% de la population des enfants qui consultent pour les troubles « dys », tandis que dans la population générale leur taux est légèrement supérieur à 2%. Le problème est que pour la population générale il utilisait la valeur du QI total (par définition, les « surdoués » constituent les quelque 2,3% de la population qui obtiennent un score de QI total de 130 et plus soit plus de deux écart-types par rapport à la moyenne définie à 100), tandis que pour sa population « dys » de référence il considérait comme HP les enfants avec des profils hétérogènes dont un des indices dépasse 130, sans prendre en compte la valeur du QI total. Il justifie cette démarche – qui contient une erreur scientifique évidente – par son choix délibéré basé sur une intuition clinique car, d’après lui, le « profil qualitatif » des enfants en question est celui de « l’enfant précoce ». Sachant que la précocité n’est autre chose qu’un QI total qui dépasse 130, l’affaire commence à paraitre sans issue.
Mais nous avons oublié les clichés d’IRM qui vont peut-être nous aider à sortir de ce cercle infernal. En fait, les clichés nous montrent une importante densité de nombreuses zones cérébrales chez des enfants « HP homogène », tandis que chez les enfants dont seule la capacité verbale dépasse la norme la grande densité est observée dans les zones qui correspondent aux fonctions verbales et les autres zones ne présentent aucune différence en comparaison avec les cerveaux des enfants non HP. Autrement dit, les clichés d’IRM reflètent fidèlement le fonctionnement objectivable par le test. Rien dans ces résultats ne permet d’affirmer que le niveau du fonctionnement verbal des enfants aux profils hétérogènes serait leur « vrai » niveau – il existe par exemple des situations cliniques où l’enfant surinvestit la relation et par conséquent le langage comme support à la relation – tandis que leurs résultats plus bas dans les autres domaines témoigneraient d’un trouble « dys » mais c’est pourtant exactement ce que fait notre conférencier. Il avance alors sa découverte « scientifiquement prouvée » selon laquelle les enfants avec des profils dysharmoniques (haute performance verbale et résultats non-verbaux proches de la moyenne) seraient des enfant HP dyspraxiques en proposant de les étiqueter comme HP-DYS (!).
Hormis ce manque de rigueur dans l’interprétation des données obtenues par le test d’intelligence, le test lui-même pose un certain nombre de problèmes. Tout d’abord, l’intelligence se résume-t-elle aux mesures que le test permet d’obtenir ? S’il parait évident que les enfants qui obtiennent des résultats élevés au test sont effectivement intelligents, d’autres, moins performants à certaines épreuves, sont-ils vraiment moins intelligents ? N’y a-t-il pas d’autres paramètres de ce phénomène difficile à cerner – car la définition de l’intelligence ne peut être ni définitive, ni exhaustive – qui échapperaient à l’outil que nous utilisons ?
Je ne vais pas m’arrêter sur la description détaillée des « tests de QI » dont les plus utilisés sont les échelles de Wechsler déclinées en versions pour les enfants d’âge préscolaire (WPPSI), pour les enfants et les adolescents d’âge scolaire (WISC) et pour les adultes (WAIS). Ces échelles ont une valeur statistique établie et elles sont rééditées à peu près tous les 10 ans. La version actuelle du WISC correspond à sa cinquième édition. Chaque nouvelle édition comporte des modifications significatives qui suivent l’évolution de la théorisation de l’intelligence. Ainsi le WISC III comporte deux échelles qui permettent de calculer le QI verbal et le QI de performance (non-verbal). Dans la version suivante les échelles de mémoire de travail et de vitesse de traitement apparaissent en isolant des épreuves qui dans le WISC III faisaient partie, respectivement, de l’échelle verbale et de l’échelle de performance. Dans le WISC V l’échelle perceptive du WISC IV est divisée en deux – échelle visuospatiale et échelle de raisonnement fluide – ce qui amène à cinq le nombre des échelles. Comme le nombre global de subtests reste le même (pour les épreuves obligatoires), les échelles comportent de moins en moins d’épreuves : 5 dans le WISC III, 2 ou 3 dans le WISC IV, 2 dans le WISC V. La tendance est donc à isoler les différentes composantes de l’intelligence pour mesurer la performance de chacune d’elle en éliminant autant que possible les autres caractéristiques du stimulus que celle qui est ciblée par l’épreuve. A cela s’ajoute le souci de « purification » des stimuli de toute influence affective et subjective en proposant un matériel abstrait et neutre, du moins dans les tests destinés aux enfants d’âge scolaire, adolescents et adultes. L’on en déduit une représentation de l’intelligence comme faisceau de fonctions cognitives indépendantes, ou au moins parfaitement différenciées entre elles comme par rapport aux autres composantes psychiques (telles que l’affect, la motivation, la personnalité).
Cependant cette isolation n’est qu’artificielle et ne correspond pas à la réalité du fonctionnement psychique, qui est inclusif par nature. On peut ainsi se poser la question de la pertinence et de l’utilité pratique des épreuves « épurées » du WISC qui ne reproduisent que très partiellement les situations réelles dans lesquelles les capacités intellectuelles sont appelées à être mobilisées. Pire encore, les limites et les faiblesses des épreuves elles-mêmes, ainsi que des consignes de leur passation constituent un obstacle supplémentaire pour les considérer comme des mesures fiables et exhaustives de l’intelligence.
Prenons un exemple. Dans la version la plus récente du WISC un nouveau subtest de Balances fait son apparition en tant que mesure de la capacité de raisonnement quantitatif. La présentation est visuelle sous forme d’une image où figurent deux balances. Sur la première balance des objets ou des groupes d’objets – qui se différencient par forme, couleur, taille et nombre – sont disposés des deux côtés de la balance pour signifier leur équivalence. Sur la deuxième balance un objet ou un groupe est présent d’un côté seulement. On demande à l’enfant de choisir parmi plusieurs propositions l’objet ou le groupe équivalent en le déduisant de l’équivalence établie sur la première balance. Rien dans les items d’exemple ne permet de préparer l’enfant à un choix « quantitatif » et une bonne dizaine des items du début de la passation l’entrainent à faire le choix à l’identique en s’appuyant sur les critères « qualitatifs » (couleur, forme ou taille). Le tout premier item qui fait appel à la notion de double apporte une confusion car le critère de couleur y est tout aussi valable, ce qui n’aide aucunement l’enfant à comprendre ce que l’on attend de lui. L’item suivant introduit la notion de triple… tout en préservant le critère de couleur. L’examinateur ne sait donc pas à quoi attribuer la bonne réponse. Personnellement, je le demande à l’enfant en toute transgression de la règle de la passation qui prévoit une attitude robotique du psychologue.
La réussite des items qui ne nécessitent pas la notion de double assure à un enfant de 7-8 ans un score qui correspond à peu près à la moyenne de son groupe d’âge, et ceci grâce au choix à l’identique selon des critères « qualitatifs » et sans aucun recours au raisonnement quantitatif. L’introduction de cette notion provoque une rupture dans le raisonnement qui n’est pas surmontable pour certains enfants. De plus, l’échec à ces items de «rupture » ne signifie pas toujours l’absence chez l’enfant de la notion de double. Un enfant anxieux et peu sûr de lui risque de ne pas pouvoir gérer le changement du principe de raisonnement, notamment parce que rien ne l’y prépare. Une consigne plus adaptée et un ou deux items d’apprentissage permettraient à de nombreux enfants de dépasser sans difficulté ce point de blocage. Par conséquent, le résultat obtenu par l’enfant ne dit que peu de choses sur ses capacités réelles au raisonnement quantitatif que ce subtest est censé évaluer, surtout lorsqu’il s’agit des enfants jeunes.
En revanche, ce subtest est particulièrement sensible à une haute performance car à partir d’un certain niveau la difficulté des items augmente rapidement et beaucoup et la règle de temps limité nécessite une réponse quasi instantanée. Cette situation correspond à la compréhension actuelle du « HP » comme une performance assurée par un réseau neuronal dense permettant l’activation simultanée de différentes zones cérébrales et une grande vitesse de transmission des signaux entre les neurones. Mais l’intelligence se résume-t-elle à cette performance ? Que faire avec une élaboration de la pensée lente mais profonde et juste ? Socrate ou Aristote auraient-ils passé avec succès un WAIS ?
A quoi sert alors le test de QI ? A-t-il une vraie utilité clinique s’il est pris isolément ? Je pratique ce test dans le cadre d’un bilan psychologique complet qui vise à comprendre le fonctionnement psychique global de l’enfant, sa personnalité, ses conflits et ses difficultés intrapsychiques. Dans ce cadre le test de QI permet non seulement d’établir le profil cognitif de l’enfant mais aussi d’observer sa manière d’aborder les tâches, de faire face à la difficulté et à l’échec, de gérer le stress, de prendre ou pas plaisir dans la réalisation des épreuves intellectuelles. Connaitre les points forts mais aussi les faiblesses du fonctionnement psychique de l’enfant, dont les fonctions intellectuelles constituent une partie intégrante, aide à ajuster les perceptions que le psychologue a de l’enfant et à orienter les parents et les professeurs dans l’accompagnement qu’ils lui offrent.
Je vois rarement des enfants « HP » qui, par définition, ne constituent qu’une petite partie de la population globale. S’il m’arrive d’être inquiète pour eux, ce n’est pas à cause de leur intelligence exceptionnelle mais éventuellement à cause de la présence des signes d’une souffrance psychique qui n’est pas différente de celle des autres, bien que les formes de son expression soient forcément colorées par leur intelligence.
En revanche, je vois beaucoup d’enfants prétendus « HP », ou « enfants prétextes ». Je me souviens d’un père excédé par les problèmes de comportement de son fils qui a lâché lors de notre entretien préalable à la passation du test : « Il a intérêt d’être HP ». Ce diagnostic valorisant était le seul qui aurait permis à ce père de supporter son fils. Il n’a pas été confirmé par le test. Je n’ai jamais revu cette famille.
Oubliés des professionnels qui se spécialisent volontiers sur les « problèmes » des enfants « HP », ces ratés du test de HP, ces enfants « neurotypiques » sont souvent fragilisés par des difficultés familiales, souffrant d’une anxiété et d’une estime de soi déjà en berne et qui se dévalorisent encore plus par la non-confirmation de leur « précocité » et ceci malgré des résultats très souvent de bon niveau. Plutôt que d’un test de précocité ils auraient pu profiter d’un vrai bilan et d’une aide psychothérapeutique accueillant chaque enfant tel qu’il est, avec bienveillance et sans jugement de valeur.
[1] Ce cas fictif est une compilation de nombreuses situations que j’ai rencontré au cours d’un « bilan de précocité »