Tout d’abord arrêtons-nous sur le titre de ce propos. « Troubles des apprentissages » ou, dans la terminologie la plus récente, « troubles spécifiques du langage et des apprentissages » (TSLA), est un terme professionnel et formel qui s’applique à des problèmes spécifiques, qui n’englobent pas toutes les difficultés qu’un enfant peut manifester dans le cadre scolaire. Il s’agit des fameux « troubles dys » : dyslexie, dysgraphie, dysorthographie, dyspraxie… ou encore trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDA/H). On suppose que les « troubles des apprentissages » sont causés par un « dysfonctionnement cérébral » sans rapport avec la personnalité, l’histoire et l’environnement de l’enfant. Par ailleurs, le diagnostic des « troubles dys » exclut toute autre cause possible telle que déficience intellectuelle ou troubles envahissants du développement, plus connus actuellement sous le terme de « troubles du spectre autistique » (TSA).
L’avancement actuel des neurosciences permet de mieux comprendre le fonctionnement cérébral sous-tendant les processus cognitifs, affectifs et motivationnels qui constituent le substrat du psychisme humain. Des études détaillées rendent compte de la complexité des activités cognitives dans lesquelles participent de nombreuses fonctions sensorielles, perceptives, attentionnelles, de planification et de contrôle, de mémoire etc., ce qui permet de mieux cerner les difficultés spécifiques qui déterminent telle ou telle défaillance ou déficit. Par exemple, une typologie des troubles d’accès à la lecture différencie des déficiences visuelles, phonologiques, sémantiques etc., qui produisent différents types de dyslexie. Il n’en reste pas moins que, en pratique, un « dysfonctionnement » ne peut être objectivé par aucune autre preuve que le trouble lui-même. Ainsi le diagnostic d’une dyslexie se fait à partir d’une évaluation des difficultés de l’enfant à accéder à la lecture et non pas via un examen quelconque du fonctionnement des zones du cerveau concernées.
Les procédures du diagnostic et de la prise en charge des « troubles dys » sont bien élaborées et structurées par la Haute Autorité de Santé (HAS) qui a publié en décembre 2017 un guide sur ce sujet. Pour les parents il est important d’être informés sur l’organisation du dépistage et de la prise en charge des troubles des apprentissages, qui est un parcours hiérarchisé en trois étapes. Au premier niveau les interlocuteurs principaux des parents sont les instituteurs, les professionnels de santé et de la petite enfance qui ne sont pas spécialisés en la matière et qui sont censés repérer « des signes d’appel très variés qui peuvent à la fois exprimer ou masquer les troubles des apprentissages »[1] et cela depuis l’âge préscolaire.
A ce premier niveau la réponse aux difficultés de l’enfant est de nature pédagogique, elle consiste en une aide individuelle qui cible les difficultés. Si les difficultés persistent après plusieurs mois d’aide pédagogique, une démarche diagnostique sera déclenchée notamment par le médecin traitant. Un certain nombre de bilans (orthophonique, psychomoteur, neuropsychologique…) vont être administrés, suivis dans la plupart des cas par la proposition d’une « rééducation » ciblée d’une fonction isolée identifiée comme défaillante.
Les niveaux deux et trois concernent des situations particulièrement difficiles et complexes, ils prévoient une prise en charge par des équipes pluridisciplinaires spécialisées avec, au sommet, le niveau expertal des Centres de référence des troubles du langage et des apprentissages (CRTLA). Divers interlocuteurs, évaluations, suivis, sans parler des démarches administratives, s’enchaînent en formant un véritable parcours du combattant dans lequel l’enfant en tant que sujet doté d’une personnalité risque de se perdre.
Effectivement les difficultés psychologiques sont incluses dans ce schéma soit en tant que « troubles associés » (il s’agit donc d’une simple coexistence) soit en tant que conséquences des troubles des apprentissages. Elles sont ainsi d’emblée reléguées au second plan, à la périphérie de l’attention des professionnels. Elles sont encore moins considérées comme une cause éventuelle des troubles des apprentissages.
Cependant la capacité de l’enfant aux apprentissages scolaires fait partie intégrante de son développement psychologique global qui s’effectue progressivement tout au long des années qui précèdent l’entrée à l’école. Il s’agit donc d’un certain niveau de maturation psychique qui sous-tend la disponibilité de l’enfant pour les apprentissages. Autrement dit, pour être disponible aux apprentissages scolaires l’enfant doit résoudre un certain nombre de problématiques et de conflits intrapsychiques propres à l’âge préscolaire.
Et ça commence très tôt, dès le début de la vie et même avant.
Le premier grand chantier est le processus de différenciation et d’autonomisation de soi qui commence par la conscience de son existence propre et de l’existence d’un monde extérieur, d’autres personnes, avant tout ceux qui donnent les premiers soins à l’enfant et qui, dans un premier temps, ne sont pas perçus par lui comme « non soi ». Progressivement le sentiment de permanence de l’existence s’installe qui permet d’intégrer la continuité des expériences présentes et passées, mais aussi d’anticiper le retour de la mère absente grâce à la conviction qu’elle existe quelque part même lorsqu’elle n’est pas dans le champs visuel et auditif de l’enfant. L’accès à cette « permanence » ouvre sur la capacité d’être seul, dans le sens extérieur, physique, mais aussi intérieur, psychologique, condition nécessaire pour que la pensée puisse émerger grâce à l’existence de cet espace intérieur autonome qui l’abrite.
Une fois l’espace psychique interne créé, il est nécessaire de le sécuriser. Le sentiment de sécurité vient à l’enfant avec des soins adaptés et réguliers fournis par ses « figures d’attachement » : ses parents et/ou d’autres personnes qui s’occupent de lui. Le style de communication des parents, les émotions qu’ils expriment, leur capacité de calmer et de rassurer l’enfant seront ensuite internalisés par ce dernier pour constituer ses propres repères psychologiques internes mobilisables pour lui assurer un sentiment de sécurité et une capacité d’autocontrôle. La sécurité interne est indispensable pour permettre un fonctionnement psychique autonome et pour une gestion efficace des émotions, conditions préalables à toute ouverture de l’enfant aux apprentissages.
L’intégration corporelle ou l’image du corps est une autre composante de l’espace psychique interne : sentir son corps comme entier et permanent, doté de limites solides qui le séparent de son environnement, le protègent et le contiennent, apprendre à distinguer les perceptions internes des stimuli qui viennent de l’extérieur… L’intégration du schéma corporel permet à l’enfant d’apprendre progressivement à maîtriser la motricité de son corps pour accéder à des gestes et des mouvements de plus en plus complexes. La position verticale et l’équilibre, la maîtrise de la marche, la motricité fine des mains, la coordination entre les organes de perception et les gestes, toutes ces acquisitions constituent la base psychomotrice des apprentissages scolaires qui sollicitent des combinaisons complexes des fonctions perceptivo-motrices. De l’autre côté, le Moi corporel présente le premier jalon d’un long processus de l’identification de soi, c’est-à-dire de l’organisation de la personnalité unique de l’enfant.
La représentation est une fonction essentielle du psychisme. La capacité représentative évolue avec l’âge de l’enfant en passant des formes « archaïques » basées sur des sensations corporelles et des affects vers des systèmes symboliques telles que le langage et la pensée abstraite, sans pour autant que les formes plus précoces de la représentation soient abandonnées. Ainsi, les représentations mentales s’enrichissent et acquièrent de l’« épaisseur » grâce à leur complexification progressive et à leur lien avec le développement de la personnalité de l’enfant.
La personnalité est un ensemble de caractéristiques psychiques et comportementales qui rend chacun d’entre nous spécifique, différent des autres, tout comme les traits physiques du visage et du corps. Mais à la différence de nos caractéristiques physiques notre personnalité est moins soumise à notre héritage génétique. En revanche, l’impact de l’environnement social et des expériences relationnelles vécues est primordial pour la construction de la personnalité. Il s’agit d’un jeu d’identifications qui consiste à intérioriser (rendre siennes) grâce à des interactions régulières et répétitives avec les adultes qui entourent l’enfant leurs modes de fonctionnement et leurs schémas relationnels mais aussi les contenus psychiques de leurs propres personnalités, en grande partie inconscients. Cette perméabilité entre les psychismes des parents et de l’enfant rend très complexe l’interaction entre eux qui de loin ne se résume pas à un rôle éducatif conscient et rationnel attribué aux parents mais, au contraire, constitue un terrain « passionnel » où se déploient des conflits, des angoisses et des désirs… Sans entrer dans les détails de ce fonctionnement « fantasmatique » inconscient disons que son impact sur la disponibilité aux apprentissages peut être aussi dramatique qu’invisible et insaisissable par les méthodes diagnostiques « positivistes ». Il s’agit par exemple de certaines inhibitions chez des enfants qui ne présentent aux tests aucune difficulté intellectuelle ni instrumentale.
D’après Freud, l’une des problématiques fondamentales que chaque enfant doit résoudre au cours de son développement psychique est la question sur les origines. Le désir de percer l’énigme de l’origine (la sexualité et le désir d’enfant qui pousse les parents à procréer) forme la « pulsion épistémophilique » qui nourrira plus tard, à l’âge scolaire, la curiosité et le désir d’apprendre de l’enfant.
Les contenus psychiques conscients constituent un autre plan de la personnalité que l’on peut appeler conscience de soi. Il s’agit d’une construction « narrative », d’un « récit » que le sujet se raconte sur soi-même à partir de son histoire en devenant ainsi le vrai « sujet » de sa propre vie.
L’accès à la narrativité n’est possible que dans la reconnaissance d’une temporalité à la fois universelle et propre à chacun. Cette temporalité n’est pas forcement linéaire, tout en continuant son développement l’enfant peut « revisiter » des étapes précédentes de son évolution, on parle alors d’une « régression ». Dans la clinique de l’adoption par exemple, nous voyons beaucoup de régressions chez des enfants ayant vécu des carences avant l’adoption et qui éprouvent un besoin vital de revenir en arrière pour « revivre » avec leur parents et donc d’une façon cette fois-ci satisfaisante et heureuse des étapes précédentes de leur vie. Il est évident que la temporalité individuelle de ces enfants ne correspond pas nécessairement à celle prévue par les programmes scolaires et éducatifs pour leur âge, ce qui peut être à l’origine de difficultés dans les apprentissages.
Ce survol rapide du développement du psychisme montre la complexité extrême du fonctionnement psychique et l’interdépendance entre ses différentes fonctions et manifestations. Chaque fonctionnalité émerge d’une globalité à la fois stable et mouvante de processus multiples et interdépendants qui se déploient dans le temps. Toute fragilité ou faiblesse liée à un parcours difficile, une carence ou un événement traumatique survenu dans l’histoire de l’enfant aura un impact négatif sur l’ensemble de son fonctionnement, tandis qu’un environnement sain et adapté servira de ressource précieuse pour un développement harmonieux. Il est donc tout à fait artificiel de chercher à comprendre un phénomène, par exemple une difficulté d’accès aux apprentissages scolaires, en l’isolant de l’ensemble du fonctionnement psychique.
Un exemple clinique pourrait illustrer ces propos. Je rencontre pour un bilan psychologique Marc, un jeune adolescent de 15 ans qui présente des difficultés dans les apprentissages depuis son entrée à l’école primaire. Il a redoublé une année du collège et est scolarisé actuellement en 3ème. Malgré ses efforts constants, de multiples rééducations et l’aide aux devoirs ses résultats sont insuffisants pour envisager son admission dans un lycée général. De très nombreux bilans spécialisés ont abouti à des diagnostics multiples : dyslexie, trouble de l’écriture, dyspraxie, trouble de l’attention. A chacun de ses troubles une réponse a été proposée : une prise en charge en orthophonie pour le trouble de la langue écrite, un aménagement ergothérapeutique pour la dyspraxie, un médicament pour le trouble de l’attention. Mises en place depuis plusieurs années ces aides s’avèrent décevantes car elles ne permettent pas à Marc d’améliorer ses résultats à l’école. Il est pourtant perçu par son entourage comme un adolescent intelligent, ce qui amène l’équipe pédagogique à supposer chez lui un « haut potentiel » qui serait la raison de ses difficultés d’adaptation à la demande scolaire.
Déboussolé par la multitude des diagnostics Marc se définit comme un « handicapé » et se reproche beaucoup son manque de succès malgré toutes les aides et les supports dont il bénéficie. Tout comme son environnement, il ne met pas en cause son intelligence (son QI évalué par le test correspond à la zone moyenne forte) mais se dit « fainéant », pense qu’il ne travaille pas assez et se reproche un manque d’intérêt pour les études. Pourtant il semble faire un très grand effort et consacrer tout son temps au travail scolaire.
Marc est conscient de ses peurs multiples et de ses angoisses envahissantes. Dans notre conversation et lors de la réalisation des épreuves il se montre très peu sûr de lui, ses hésitations et ses doutes paralysant sa capacité de penser, de faire un choix, de garder une distance émotionnelle face au risque de l’échec. En même temps, il ne manifeste aucune difficulté dans la lecture et la compréhension du texte, son écriture est bien efficace tout comme sa capacité de mémorisation, de concentration et de raisonnement logique.
Les épreuves de personnalité révèlent un trouble anxieux sévère, du registre névrotique, qui suscite une souffrance psychique aiguë et interfère d’une façon dramatique avec la disponibilité aux apprentissages et l’efficacité du travail scolaire de Marc. Les origines de ses troubles sont à rechercher dans son histoire familiale et individuelle, dans des événements traumatiques qui ont marqué son parcours et ont fragilisé sa personnalité.
En conclusion, comme toute manifestation psychique les difficultés dans les apprentissages scolaires ne peuvent être isolées du fonctionnement psychique global de l’enfant. Très souvent ce sont des symptômes palpables d’une souffrance psychologique qui peut préexister aux difficultés scolaires. Un bilan psychologique complet de l’enfant et des entretiens approfondis avec les parents sont nécessaires dès l’apparition des difficultés afin de mieux comprendre les facteurs environnementaux et les expériences vécues qui pourraient avoir un impact sur le développement et le fonctionnement psychique de l’enfant. Des évaluations et des prises en charge plus spécifiques seront utiles dans un deuxième temps, sans jamais perdre de vue la personnalité de l’enfant irréductible à son « fonctionnement cérébral ».
[1] Comment améliorer le parcours de santé d’un enfant avec troubles spécifiques du langage et des apprentissages ? HAS, décembre 2017, p. 15.