Enfant bilingue : où est le problème?

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Janus

Loin d’être un phénomène rare, le bilinguisme chez l’enfant reste un sujet de controverses. Considéré il y a un demi-siècle comme un facteur de risque dans les apprentissages scolaires, il est actuellement, au contraire, valorisé en tant qu’atout intellectuel et culturel, ce qui amène certaines familles à envisager pour leur enfant un enseignement qui propose une immersion dans une langue étrangère même si cette langue n’est pas pratiquée dans l’environnement de l’enfant. Cependant de nombreuses études visant à démontrer l’effet positif du bilinguisme sur la réussite scolaire n’ont abouti qu’à des résultats peu convaincants, tout en mettant en lumière la complexité et la diversité de ce phénomène dont les atouts et les écueils dépendent de sa forme particulière définie par le contexte individuel.

La langue est avant tout une base de l’identification personnelle qui permet à un être humain de devenir « sujet »  qui se nomme, se perçoit, se comprend. Accompagnant les sensations corporelles, la perception de la voix maternelle sert de fil rouge aux tous premiers développements du psychisme de l’enfant. La langue utilisée par l’entourage du bébé, dite « langue maternelle », apparaît d’abord comme un bain sonore. Bien au-delà de sa fonction cognitive et communicative, le langage est un fondement qui « porte » l’enfant bien avant qu’il puisse avoir accès au sens des mots et les articuler lui-même.  La sonorité, le rythme et la mélodie de la langue maternelle participent ainsi à la création du sentiment de continuité de l’existence de l’enfant et à la constitution de sa sécurité interne.

Dans la continuité de cette première fonction de la langue maternelle un autre aspect du langage prend progressivement sa place essentielle chez l’être humain. L’accès au sens de la parole bascule la relation à la langue : dans le bain sonore primaire des significations apparaissent, soumettant l’enfant à la loi qui définit la structure phonétique, syntaxique et grammaticale du langage. Cette loi universelle fait de l’enfant un être social, détermine la structuration de sa pensée mais aussi « barre » sa toute-puissance infantile et s’introduit en tant que tiers dans la relation duelle fusionnelle avec la mère. La soumission à l’ordre symbolique du langage signe l’événement majeur dans le psychisme : c’est désormais dans les termes de sa langue que l’individu comprend le monde qui l’entoure et s’inscrit dans ce monde. Néanmoins ce processus n’a rien de coercitif : nous sommes toujours émerveillés devant la créativité d’un petit enfant qui entre dans le langage, la liberté avec laquelle il transforme, associe, joue avec les mots. Cette manipulation ludique permet de créer une épaisseur psychique qui enrichit le langage de l’individu des sens personnels liés à ses propres vécus,  son histoire, son monde intérieur, en rendant unique le rapport de l’individu avec sa langue maternelle. Les perceptions sensorielles précoces – la sonorité de la langue, sa mélodie, sa rythmicité, l’effet qu’elle produit dans l’oreille et dans la bouche, les associations avec les vécus corporels de plaisir –s’y inscrivent inconsciemment en tant que fondement affectif de la personnalité. L’accès au sens, à son tour, sert de base pour la construction identificatoire du sujet car c’est dans sa langue qu’il construit sa mémoire biographique, s’inscrit dans son environnement social, culturel, politique pour devenir un membre à part entière de la société.

Si l’inscription symbolique dans la loi du langage est universelle et ne dépend pas des particularités des langues, la spécificité des expériences personnelles rend unique l’histoire individuelle du sujet en rapport avec sa langue. Comment comprendre alors les trajets des sujets qui maîtrisent aisément plusieurs langues et notamment des enfants exposés dès leur plus jeune âge à plusieurs langues différentes ? La distinction entre les personnes bi- ou multilingues et celles que l’on appelle « polyglottes »  met l’accent sur le caractère « naturel » du bilinguisme ou multilinguisme à la différence d’un polyglottisme obtenu suite à un apprentissage organisé, conscient et soutenu d’une ou de plusieurs langues étrangères. Nous pouvons supposer en simplifiant qu’une personne polyglotte dispose d’un « socle » – sa langue maternelle – qui sert de base à son identification et de référence pour ses rapports avec ses autres expériences langagières, tandis que pour un sujet initialement ou précocement multilingue cette base identificatoire apparaît comme plus complexe. Les psycholinguistes proposent deux modèles qui décrivent le bilinguisme : selon le premier la personne bilingue dispose d’un « réservoir » langagier commun aux deux langues dans lequel il puise en fonction de ses besoins, ce qui suppose que les deux systèmes langagiers sont activés et sollicités en même temps indifféremment de la langue utilisée. L’autre modèle au contraire postule la différenciation des systèmes langagiers qui ne se mobilisent que lors de l’utilisation de la langue correspondante. D’ailleurs, d’étonnants témoignages d’oubli suite à une lésion cérébrale d’une des langues parlées par le patient semblent appuyer ce modèle en suggérant même des localisations différenciées des zones cérébrales responsables des langues différentes. La vérité se trouve probablement quelque part entre les deux et je laisse mes lecteurs cogiter – et peut-être introspecter – sur cette passionnante question, pour revenir à nos petits bilingues.

Comme il n’existe pas un bilinguisme mais une multitude de situations diverses, il est important de préciser les conditions concrètes dans lesquelles se trouve un enfant bilingue. Il est évidemment impossible de prendre en compte toutes les variables, ce qui m’amène à choisir trois situations « archétypiques » qui permettent de déceler d’une façon schématique quelques traits significatifs et des difficultés potentielles.

Premièrement, nous allons nous intéresser à des enfants de couples mixtes où chacun des parents parle à l’enfant dans sa langue. L’enfant est ainsi exposé depuis sa naissance à deux langues, les deux étant investies affectivement. Les inquiétudes des parents se focalisent souvent autour de la peur que les deux langues aillent se confondre en provoquant des troubles de langage et des difficultés des apprentissages. En réalité, les enfants bilingues peuvent effectivement commencer à parler un peu plus tard que les enfants monolingues mais ils rattrapent vite et manifestent souvent une bonne souplesse d’esprit, une capacité à l’analyse métalinguistique et une richesse phonatoire favorables à l’apprentissage des langues étrangères. Après une première étape créative qui existe chez tous les enfants et lors de laquelle un enfant bilingue peut jouer avec les deux systèmes en les mélangeant ou en créant des mots propres à lui, il arrive à très bien séparer les deux langues et ne les confond qu’à titre anecdotique. Les parents et les familles respectives des deux côtés offrent à ces enfants une base identificatoire sur laquelle, et en prenant en compte les facteurs extérieurs (langue de socialisation avant tout) l’enfant construit sa propre identité unique, d’habitude intrinsèquement non conflictuelle. Cela ne veut pas dire que ces enfants soient protégés contre d’éventuels conflits ou traumatismes qui proviendraient du couple parental ou de l’histoire familiale au sens plus large. Des différences culturelles et des parcours biographiques particuliers peuvent renforcer les clivages et exacerber les conflits, ce qui rend plus aigu chez l’enfant le conflit de loyauté envers les deux parents.

De nombreux spécialistes convergent dans l’affirmation de la nocivité pour l’enfant du refus – volontaire ou induit par l’environnement – d’un des parents de communiquer à l’enfant dans sa langue. Dans la pratique il s’agit le plus souvent d’une mère immigrée dans le pays du père et qui décide de parler à l’enfant uniquement dans la langue paternelle. Outre la privation d’un plurilinguisme enrichissant, le problème touche la relation affective que la mère installe avec son enfant qui se trouve ainsi privé des émotions vécues par la maman elle-même dans sa propre enfance, vers laquelle toute mère « régresse » pour communiquer avec son bébé. Censurées par l’interdit, les expressions d’amour et de tendresse, les petits mots du vocabulaire enfantin, les mélodies propres à la langue maternelle auxquelles le tout petit enfant est particulièrement sensible, ne sont pas remplaçables par leurs équivalents dans la langue paternelle, même si la mère la maîtrise à merveille, car ces derniers ne sont pas inscrits dans le vécu personnel authentique de la mère. La communication en langue apprise sert alors d’écran qui ne permet pas d’échanges plus intimes et émotionnels, ce qui peut susciter chez le bébé un vécu de privation affective, de barrière dans la relation entre lui et sa mère, et, comme résultat, entraîner des troubles de son développement psychoaffectif.

Un autre risque dans la relation mère-enfant découle d’une situation quelque peu contraire quand le lien entre la mère et l’enfant, soutenu par leur langue intime, non partagée par le père, devient trop fusionnel, exclusif et étouffant. La souplesse dans les échanges et le plus grand partage émotionnel, relationnel et linguistique sont conseillés pour éviter ce risque et offrir de bonnes conditions de développement à l’enfant.

La deuxième situation est celle des enfants des familles émigrées où les deux parents parlent la même langue, différente de celle du pays. J’écarte le cas des familles de réfugiés dont les problématiques linguistiques sont souvent secondaires par rapport aux traumatismes vécus, pour m’intéresser aux familles qui choisissent l’émigration pour des raisons souvent de confort ou encore de préférences sociopolitiques ou culturelles. Je rencontre dans ma pratique beaucoup de familles russophones financièrement aisées et appartenant aux catégories socioprofessionnelles supérieures, installées en France souvent par plaisir de vivre dans ce pays ou encore pour « donner de meilleures chances » à leurs enfants, scolarisés dans les meilleurs établissements scolaires privés, souvent bilingues anglais, voire exclusivement anglophones. Les motifs de consultation sont d’habitude des problèmes de comportement de l’enfant dans la famille et / ou à l’école, tels que colères, oppositions, désobéissances ou encore l’insuffisance des résultats scolaires suite à un manque d’application et de motivation chez l’enfant. Il est rare que les parents fassent le lien entre ces manifestations de malaise chez l’enfant et leur parcours migratoire qui implique pourtant nécessairement des ruptures dans le tissu social et une sollicitation des capacités d’adaptation plus importante pour l’enfant qui – à la différence des parents qui peuvent choisir de rester dans leur « bulle » culturelle et linguistique – se trouve dans l’obligation de s’adapter à un nouvel environnement linguistique, culturel et scolaire. La facilité avec laquelle l’enfant apprend la ou les langues du pays d’accueil et de l’enseignement scolaire rassure les parents sur sa bonne intégration et laisse souvent occultes toutes les problématiques identificatoires que cette situation suscite chez l’enfant. Ainsi, la continuité « biographique » ou identitaire de l’enfant se trouve mise en question par des changements importants dont les raisons sont souvent insuffisamment comprises par l’enfant qui ne partage pas forcement la logique parentale quant aux avantages que ces changements procurent. Par exemple, pour un petit enfant, la perte de son environnement habituel pèse plus lourd que la richesse des musées parisiens, et pour un adolescent la coupure avec son groupe d’appartenance peut difficilement être compensée par l’ouverture hypothétique de nouvelles possibilités pour sa future carrière professionnelle. L’âge de l’enfant est d’une grande importance pour comprendre la nature des problèmes. Par exemple, le changement de pays (et par conséquent de langue d’enseignement scolaire et de socialisation) au moment de l’entrée à l’école primaire peut provoquer des troubles des apprentissages scolaires notamment dans la lecture et l’écriture. S’il arrive à l’adolescence ce changement est susceptible d’exacerber le conflit intergénérationnel dans la famille et de provoquer un éloignement de l’adolescent de ses parents.

Par ailleurs, même après cette première phase d’installation dans le nouveau pays quand les choses semblent se stabiliser, les enfants des migrants restent exposés à des clivages identificatoires, des conflits de loyauté, des attentes et des regards divergents qui, tout en constituant la richesse de leurs personnalités, peuvent dans des circonstances défavorables susciter ou aggraver leur souffrance psychique. Naviguer entre différents milieux culturels et linguistiques tout en conservant son intégration individuelle, s’inscrire dans une filiation intergénérationnelle tout en subissant une discontinuité dans les relations avec sa famille dans le sens large n’est pas une tâche facile, sans parler de facteurs aggravants souvent présents dans le fonctionnement et les attitudes familiaux. Par exemple, je pense à un jeune adolescent souffrant d’une grande anxiété, de phobies diverses, de difficultés d’adaptation à l’école et d’une forte instabilité psychique. Les parents, d’origine russe tous les deux, se sont installés en France avant la naissance de leur fils. Ce dernier, bien évidemment francophone, est également parfaitement à l’aise en russe sans savoir ni lire ni écrire dans cette langue. Il n’a jamais visité la Russie où vivent ses grands-parents qu’il rencontre lors de leurs déplacements en France. Ses parents ne cherchent pas à s’intégrer dans la société française et sont très critiques envers les traditions et les habitudes des Français. A ma question sur l’identification de l’enfant, lui-même affirme être français, tandis que sa maman est catégorique sur le fait qu’il soit russe.

Enfin, intéressons nous à la situation où l’enfant est exposé à une langue étrangère à l’école sans que cette langue soit pratiquée par son entourage dans le cadre familial ni à l’extérieur. La popularité des écoles qui proposent l’immersion dans la langue anglaise dès le plus jeune âge témoigne de l’actualité de cette problématique. Sans pouvoir juger l’efficacité de ce projet éducatif, j’aimerais aborder l’aspect psychologique de cette expérience.

Grâce à la grande plasticité cérébrale du jeune enfant, l’apprentissage d’une langue étrangère à l’âge préscolaire et lors de la scolarité primaire est plus rapide et efficace, notamment dans la reproduction phonétique et dans la mémorisation des structures syntaxiques. Sans passer par une analyse consciente l’enfant « s’imprègne » de la langue orale d’une façon proche de celle de l’apprentissage « naturel » de la langue maternelle. Toutefois, la même plasticité cérébrale qui répond avant tout aux besoins adaptatifs du jeune enfant peut amener à l’oubli très rapide d’une langue en l’absence de stimulation dans cette langue (par exemple, l’oubli extrêmement rapide de la langue maternelle chez les enfants adoptés à l’étranger est stupéfiant) ce qui veut dire que les acquisitions précoces dans une langue étrangère peuvent être tout à fait éphémères et nécessitent un entretien constant.

Inclus dans une expérience vivante et ludique, l’assimilation de la langue étrangère s’enrichit des vécus émotionnels qui fondent la nouvelle identité que l’enfant se construit dans cette nouvelle langue. La puissance de cette nouvelle expérience ne doit pas être sous-évaluée. Il est très important de comprendre que le principe même de l’apprentissage par « immersion » est basé sur ce changement d’identité où les repères habituels en langue maternelle disparaissent, ce qui peut amener à un vécu d’étrangeté voire de déréalisation, surtout chez des enfants qui, pour une raison ou une autre, n’ont pas pu construire préalablement une identité solide et stable. Exposés à une langue inconnue ces enfants peuvent vivre une expérience hautement anxiogène de rupture, de perte de lien, jusqu’à la perte du sentiment de continuité de son existence, qui peut provoquer des désordres émotionnels et des troubles de comportement. Une des réactions défensives possibles face à une expérience traumatique d’exposition à une langue étrangère (comme tout autre changement dans l’environnement vécu par l’enfant comme une rupture) est le mutisme sélectif où l’enfant s’enferme dans le silence à l’école tout en continuant à parler dans son cadre familial.

Bien évidemment, la consultation chez un spécialiste, psychologue ou psychothérapeute, sensible aux problématiques de plurilinguisme et de multiculturalisme, pourrait être précieuse pour prévenir d’éventuelles aggravations dans toutes les situations où l’enfant est confronté aux défis liés à son appartenance linguistique et culturelle multiple.

This article was written by Natalia

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